Le père goriot, dernier extrait
Alors qu'il s'est saigné toute sa vie pour faire la fortune de ses deux filles, Mme de Restaud et Mme de Nucingen, le père Goriot, bourgeois à la retraite que les affaires avaient enrichi, meurt abandonné et misérable. Résidant dans la même pension que lui, Eugène de Rastignac est le seul qui, avec Christophe le domestique de la pension, accompagne la dépouille du pauvre père de famille. Le passage montre à quel point le roman balzacien occupe une position de charnière entre deux époques : Balzac aime à mettre en valeur la sensibilité des personnages, à explorer les méandres de l'âme humaine à travers des caractères passionnés, ce qui le rattache au romantisme ; mais sa précision dans la peinture du décor et sa volonté de décrire au plus près la réalité sociale font de lui un précurseur du réalisme.
« Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard, deux voitures armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud et celle du baron de Nucingen, se présentèrent et suivirent le convoi jusqu'au Père-Lachaise. À six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l'argent de l'étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent, et l'un d'eux, s'adressant à Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et n'y trouva rien, il fut forcé d'emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignac un accès d'horrible tristesse. Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d'un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras, contempla les nuages, et, le