Les champs d'honneur
JEAN ROUAUD
Un an plus tard, c’était au tour d’Emile. Cette année d’écart aura séparé les deux frères sur l’interminable liste du monument aux morts : Joseph dans la colonne des victimes de 1916, Emile dans celle de 17( 1), comme exilés l’un de l’autre, au point que leur parenté , pour le curieux qui note l’homonymie semble s’affaiblir en un simple cousinage alors que les deux noms accolés les auraient réunis dans la mort , vision de deux frères tombés côte à côte , balayés par la même explosion , définitivement jumelés par le souvenir . Cette seconde mort, sur laquelle elle n’avait plus que ses larmes à verser , Marie en partage la douleur avec Mathilde, la jeune veuve , mère du petit Rémi que son père découvre lors de la courte permission accordée pour la naissance de l’enfant . Entrant en tenue de soldat dans la chambre, à la tombée de la nuit, il s’approche sans bruit du berceau, se penche avec précaution pour ne pas verser sur cette petite chose endormie les tumultes de la guerre – abasourdi de joie soudain par ses minuscules points serrés sur des songes blancs, ses cheveux d’ange, le trait finement ourlé de ses yeux clos, le réseau transparent de ses veines , l’inexprimable fraîcheur de son souffle qui trace sur la main meurtrie d’Emile comme une invitation au silence . Soulevant le voile de mousseline, Mathilde présente son oeuvre à son grand homme. Car elle le voit grand dans sa triste tenue de combat qui sent la sueur, la poussière, l’infortune des armes. Elle lit dans ses traits durcis, dans les plis inédits de son visage autour de sa bouche et sur son front, l’âpreté de sa vie là – bas , ce courage permanent qu’il puise dans les entrailles. Elle n’ose lui parler des privations