Les deux sources de la morale et de la religion (chapitre 2)
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Qand le primitif fait appel à une cause mystique pour expliquer la mort, la maladie ou tout autre accident, quelle est au juste l'opération à laquelle il se livre ? Il voit par exemple qu'un homme a été tué par un fragment de rocher qui s'est détaché au cours d'une tempête. Nie-t-il que le rocher ait été déjà fendu, que le vent ait arraché la pierre, que le choc ait brisé un crâne ? Evidemment non. Il constate comme nous l'action de ces causes secondes. Pourquoi donc introduit-il une « cause mystique », telle que la volonté d'un esprit ou d'un sorcier, pour l'ériger en cause principale ? Qu'on y regarde de près: on verra que ce que le primitif explique ici par une « cause surnaturelle », ce n'est pas l'effet physique, c'est sa signification humaine, c'est son importance pour l'homme et plus particulièrement pour un certain homme déterminé, celui que la pierre écrase. Il n'y a rien d'illogique, ni par conséquent de « prélogique », ni même qui témoigne d'une « imperméabilité à l'expérience », dans la croyance qu'une cause doit être proportionner à son effet, et qu'une fois constatées la felure du rocher, la direction et la violence du vent-chose purement physique et insoucieuse de l'humanité-il reste à expliquer ce fait, capital pour nous, qu'est la mort d'un homme. Si l'effet a une signification humaine considérable, la cause doit avoir une signification au moins égale; elle est en tout cas de même ordre; c'est une intention. Que l'éducatuon scientifique de l'esprit le déshabitue de cette manière de raisonner, ce n'est pas douteux.Mais elle est naturelle, elle persiste chez le civilisé.
Henri Bergson, Les deux souces de la morale et de la religion, chapitre 2, 1932. Ed.PUF,coll. Quadrige, 9eme