London Construire
Construire un feu
BeQ
Jack London
Construire un feu
(Lost face) nouvelles traduites par
Paul Gruyer et Louis Postif
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection Classiques du 20e siècle
Volume 193 : version 1.0
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Du même auteur, à la Bibliothèque :
Croc-Blanc
Le peuple de l’abîme
L’appel de la forêt
Les vagabonds du rail
Martin Eden
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Construire un feu
Collection 10/18
Numérisation :
David Prévéral
Relecture :
Jean-Yves Dupuis
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I
LA FACE PERDUE
(Lost-Face)
Maintenant c’était la fin.
Subienkow, le Polonais, après avoir, depuis
Varsovie et la Sibérie, suivi une longue piste d’amertume et d’horreur, et comme le ramier qui tend à tire d’ailes vers son colombier, avoir sans cesse, du regard, fixé dans sa course les capitales salvatrices de l’Europe civilisée, s’était écrasé sur le sol, plus loin que jamais de son but, dans ce coin perdu du monde polaire.
Ici, dans l’Amérique du Nord, la piste cessait.
Il était accroupi dans la neige, les bras liés derrière le dos, dans l’attente de la torture. Il fixait du regard un énorme Cosaque, couché
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devant lui la face sur la neige. Les hommes avaient terminé avec le géant, qu’ils venaient de repasser aux femmes. Et les hurlements de la victime attestaient que, pour le raffinement de la souffrance, les femmes dépassaient les hommes.
Subienkow contemplait la scène et frémissait.
Ce n’était pas qu’il craignît de mourir. Trop longtemps la vie lui avait été à charge, au cours de son long calvaire, pour que la pensée de la mort le fît trembler. Mais contre la torture il se révoltait. Elle était une insulte à sa dignité d’homme. Une insulte, non pas seulement par la douleur qu’il lui faudrait endurer, mais aussi par l’ignominieux spectacle que la douleur ferait de lui. Il savait qu’il prierait et supplierait ses bourreaux, qu’il mendierait sa grâce, tout comme le gros Ivan, couché là, et tous les autres qui l’avaient précédé.
Voilà qui ne serait pas beau ! Passer bravement de vie à trépas,