Rapport de brodeck
LE RAPPORT DE BRODECK (2007)
Extrait du chapitre XXXVII (p. 353 à 355 de l'édition Le Livre de Poche)
LE VOL DE L'EAU
05 10 15 20 25 30 35 40 | Kelmar et moi avions cessé de parler depuis longtemps. Chacun s'arrangeait avec les entrechocs de son cerveau et recousait comme il pouvait son histoire et son présent. Le wagon puait la chair défaite, les excréments, l'humeur aigre, et lorsqu'il ralentissait, des mouches innombrables le prenaient d'assaut, quittant la paisible campagne, l'herbe verte, la terre reposée, pour se précipiter entre les planches et venir jusqu'à nous commenter notre agonie avec leurs frottements d'ailes. Ce que nous vîmes, je crois que nous le vîmes au même instant. Et nous tournâmes la tête l'un vers l'autre, d'un même mouvement. Et dans ce regard échangé, il y avait tout. La jeune femme, une fois de plus, était tombée dans le sommeil, mais contrairement aux fois précédentes, ses bras sans force avaient desserré leur étreinte autour de son enfant et de la bonbonne de verre. L'enfant, qui était si léger, était resté collé au corps de sa mère, mais pas la bonbonne que son poids avait fait rouler près de ma jambe gauche. Kelmar et moi, nous nous comprîmes sans un mot. Je ne sais pas si nous avons réfléchi. Je ne sais pas s'il y avait à réfléchir et surtout, si nous étions encore en mesure de le faire. Je ne sais pas ce qui en nous, au plus profond de nous, a pris la décision. Nos mains se posèrent en même temps sur la bonbonne. Il n'y eut pas d'hésitation. Juste un dernier regard échangé entre Kelmar et moi, et nous bûmes, à tour de rôle, nous bûmes cette eau chaude contenue dans les parois de verre, nous la bûmes jusqu'à la dernière goutte, en fermant nos yeux, avec avidité, comme jamais nous n'avions bu d'eau jusqu'alors, en ayant la certitude que ce qui coulait dans nos gorges, c'était de la vie, oui, de la vie, et cette vie avait un goût sublime et putride,