Tranches de vie
La femme essoufflée, pestant contre ceux du dessus qui monopolisaient l'ascenseur pour descendre leur fourbi, ferma la porte avec le pied, posa ses cabas sur une chaise et tendit le journal à son mari. De son fauteuil, celui-ci lui posa une question. Elle ne répondit que par un haussement d'épaule (ben non, elle n'avait pas oublié la harissa !). Elle mit le poulet et les côtes d'agneau au frigidaire, étala les légumes sur la table. Le journal commentait aussi de cette pluie incessante sur Lorient. Eux n'en souffraient pas mais ça les rendait mélancoliques… Tout ça faisait remonter de leur passé des images, des sensations plutôt, qui défilaient dans leur tête : Le grand calme de longues journées torrides dans leur petite maison là-bas sous ce soleil, et les voisines au verbe haut qu'on entendait de loin quand les enfants rentraient de l'école, et la douceur du soir quand un petit vent apportait la fraîcheur du lac d'Ichkeul et que les hommes en marcel, assis à l'ombre, riaient fort en racontant leur journée. Si elle fermait les yeux, il lui semblait même qu'elle respirait encore leur transpiration mêlée aux senteurs de l'anisette qu'ils partageaient avant de rentrer dîner. Elle revoyait aussi Nanou, si sage, dans sa robe blanche et le petit Daniel. Ha lui ! Moins soucieux de ses affaires ! Toujours enveloppé d'un nuage de poussière ! Et la toute petite dans le landau ! Déjà 20 ans. Mon dieu comme ça passe ! Vlan ! La porte claqua encore, 2 paquets atterrirent sur la table : "tiens maman, la semoule ! ". 20 ans ! Ils levèrent les yeux vers leur fille, la dernière. Belle comme un cœur, l'œil pétillant et un sourire plus rayonnant que le soleil de Bizerte. Lui par-dessus son journal, elle derrière ses courgettes, la regardaient comme on regarde un visiteur tant attendu, qu'à peine arrivé il nous manque déjà. Depuis des mois ils ne la voyaient plus beaucoup. Les copains, les copains toujours les copains ! Mais bientôt, ils le savaient,