Victor Segalen, « Fragment 14 », Equipée, Voyage au pays réel, Plon, 1929
La Grande ville au bout du Monde, je l’imaginais ainsi : populeuse, peuplée mais non populacière ; ni trop ordonnée, ni trop compliquée ; les rues dallées à plat peu larges, mais non pas étroites,- où les maisons de vente offrent et dégorgent sur les passants les cellules profondes de leurs magasins riches ; où les toits, cornus comme il sied, depuis la classique tradition de ces deux mille années, ne sont pas des toits biscornus, - et pourtant, accrochent le regard et l’envoient baller dans le profond du ciel chinois, du Ciel magistral, le Régulateur et l’Ancêtre. Cette ville, je la rêvais d’avance comme un compromis réussi, entre le ciel, la terre, la campagne et l’homme ; et aussi comme un juste milieu entre l’Impériale Cité du Nord, Pékin aux larges avenues préparées pour les cortèges, et Canton, capitale du négoce fourmilier (sic) dans le sud, si étroit, si parcimonieux de son espace que les chaises un peu somptueuses en sont réduites, dans les boyaux étroits, à passer l’une par-dessus l’autre (…)- et je trouve, au bout de quatre mois de route :
Une ville populeuse, peuplée, mais non populacière. Ni trop ordonnée, ni trop compliquée. Les rues, dallées de ce large grès velouté, gris-violet, doux au fer des sabots et aux semelles ; des rues que l’échange des pas remplit, et pourtant où l’on peut trotter à l’aise à grande allure ; où les riches maisons de vente dégorgent incessamment les soies et les couleurs et les odeurs… même inattendues, des chaussures, minutieusement cousues, relèvent leur poulaine courte. Des jambons arrondissent leur fesse luisante ; des cordes de tabac et leur note grave ; des œufs rouges, d’une garance effroyable, des œufs peints, sont moins riches que la lueur ambrée et le verdâtre des œufs conservés, épluchés, leurs voisins. Ces délicats bijoux de plumes bleu turquoise, niellés d’argent ; des cuirs tannés, et des cuirs vivant encore ; des ceintures