L'immoraliste
Par son titre, le récent volume d'André Gide, L'Immoraliste, paraît se réclamer de Nietzsche, demeuré un des « empereurs secrets » de l'Allemagne. Peut-être serait-il utile, -- et bien que la question ait été traitée ici même par de très bons esprits – de préciser le point de vue auquel l'auteur semble s'être placé.
Comme toute créature, qu'elle appartienne à la réalité ou au domaine supérieur des oeuvres d'art, l'Immoraliste garde des contours fluides et reste rebelle aux formules ; il se plie par conséquent aux interprétations les plus divergentes. Je ne crois pas, avec M. Rency, que l'écrivain ait établi son personnage uniquement en vue des théories qu'il formule à la fin de son livre ; au contraire, Michel me paraît s'être imposé à lui. Mais ce n'est pas lui faire tort que l'investir d'immoralisme selon Zarathustra.
Dans Au delà du bien et du mal, Nietzsche déclare que l'idéal ascétique est « la condition la plus favorable au développement de 1'intellectualité la plus haute et la plus hardie ». L'ascétisme pour lui n'est, bien entendu, pas imposé par quelque divinité, pas plus que par un concept humanitaire ou social. C'est l'affirmation supérieure de soi selon le mode de l'esprit, la suprême liberté intérieure et extérieure. L'Immoraliste y aspire. Il ne peut supporter la tiédeur de l'atmosphère conjugale, il n'a que faire des joies et des soucis médiocres de la richesse, il ne veut pas de place dans la société à aucun degré. Il entend être fort, seul et nu. En vue de tout cela, il commet un crime, mi-volontaire, mi-conscient, un crime de nécessité instinctive. Mais dans le crime il n'est point lâche. Il aurait pu simplement abandonner sa femme ; c'eût été plus cruel peut-être, mais beaucoup moins pénible, à coup sur, et plus moral. Au lieu de cela, il agonise avec elle ; pas à pas il gravit à ses côtés le calvaire volontaire et, n'en doutez pas, à la dernière étape leurs deux volontés sont d'accord, sourdement. C'est une