Le souvenir du fruit défendu est ce qu’il y a de plus an- cien dans la mémoire de chacun de nous, comme dans celle de l’humanité. Nous nous en apercevrions si ce sou- venir n’était recouvert par d’autres, auxquels nous préfé- rons nous reporter. Que n’eût pas été notre enfance si l’on nous avait laissés faire ! Nous aurions volé de plaisirs en plaisirs. Mais voici qu’un obstacle surgissait, ni visible ni tangible : une interdiction. Pourquoi obéissions-nous ? La question ne se posait guère ; nous avions pris l’habitude d’écouter nos parents et nos maîtres. Toutefois nous sen- tions bien que c’était parce qu’ils étaient nos parents, parce qu’ils étaient nos maîtres. Donc, à nos yeux, leur autorité leur venait moins d’eux-mêmes que de leur situa- tion par rapport à nous. Ils occupaient une certaine place : c’est de là que partait, avec une force de pénétration qu’il n’aurait pas eue s’il avait été lancé d’ailleurs, le comman- dement. En d’autres termes, parents et maîtres semblaient agir par délégation. Nous ne nous en rendions pas nette-ment compte, mais derrière nos parents et nos Maîtres nous devinions quelque chose d’énorme ou plutôt d’indéfini, qui pesait sur nous de toute sa masse par leur intermédiaire. Nous dirions plus tard que c’est la société. Philosophant alors sur elle, nous la comparerions à un organisme dont les cellules, unies par d’invisibles liens, se subordonnent les unes aux autres dans une hiérarchie savante et se plient naturellement, pour le plus grand bien du tout, à une discipline qui pourra exiger le sacrifice de la partie. Ce ne sera d’ailleurs là qu’une comparaison, car autre chose est un organisme soumis à des lois néces- saires, autre chose une société constituée par des volontés libres. Mais du moment que ces volontés sont organisées, elles imitent un organisme ; et dans cet organisme plus ou moins artificiel l’habitude joue le même rôle que la néces- sité dans les œuvres de la nature. De ce premier point de vue, la vie sociale nous