L’abbé de l’épée et les jumelles : un mythe sourd
Rien de plus étonnant que les fausses croyances qui entourent la vie de l’abbé de l’Épée : on lui attribue couramment l’invention de la langue des signes et de l’alphabet manuel. Observées chez des entendant, de telles erreurs s’expliquent assez bien : persuadés qu’une vraie langue ne saurait être que vocale, les entendants s’imaginent que la langue des signes n’est qu’un simple transcodage du français. Seul un entendant, pédagogue auprès d’enfants sourds, a donc pu l’inventer. Ce n’est qu’un cas particulier de l’ignorance générale qui a longtemps entouré les sourds. Mais lorsque les mêmes erreurs se rencontrent chez les sourds eux-mêmes, ce qui est fréquent, cela devient plus difficilement compréhensible. Il y a là une véritable énigme.
Pour résoudre cette énigme, il faut se reporter au récit de la rencontre avec les jumelles, récit qui a été fait des milliers de fois, notamment dans les banquets en hommage au « sublime instituteur des sourds-muets ». Ce récit qui s’est transmis pendant plus de deux siècles situe la rencontre par une nuit d’orage, les éclairs illuminant le ciel par saccades. S’abritant sous une porte cochère, l’abbé aperçoit un logis éclairé où il court se réfugier avant de se trouver confronté à deux jumelles sourdes-muettes. Cette belle histoire n’est rien d’autre qu’une suite de symboles : les ténèbres et les éléments naturels déchaînés symbolisent l’état de confusion dans lequel étaient plongés les sourds, tandis que la lumière entraperçue du logis où vivent les jumelles apporte la promesse d’un passage d’un état de sauvagerie à l’état de culture.
Ce récit fondateur présente toutes les caractéristiques d’un mythe d’origine, dont la fonction est de rassembler les membres d’une collectivité humaine autour des mêmes valeurs en leur révélant, de manière cohérente et convaincante, ce qu’ils sont et d’où ils viennent. De retour chez lui, l’abbé invente dans la nuit la langue des signes (ou,