Fanfan
06/22/2014
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I
Depuis que je suis en âge d’aimer, je rêve de faire la cour à une femme sans jamaiscéder aux appels de mes sens. J’aurais tant voulu rencontrer une jeune fille vertueuse quim’eût à la fois adoré et obligé à contenir ma passion. Hélas, les femmes de ce siècle ontoublié l’art de faire piaffer les désirs. Il me fallut donc, au cours de mon adolescence,apprendre à me brider moi-même.Plutôt que de basculer hâtivement les filles, je m’appliquais à distiller le trouble dansleur cœur et à les amener dans la passion à petits pas. Je dépensais alors tout mon espritpour les bien courtiser.Peu à peu, retarder mes aveux devint un pli naturel. Vers seize ans, je ne réussissais àmuseler ma concupiscence que pendant quelques semaines ; puis, lorsque j’étais près desuccomber, je prenais généralement mes distances. Mais dans ma dix-huitième année ilm’arriva de me soustraire aux exigences de mes reins pendant presque six mois. Jem’exaltais dans des amours platoniques et me plaisais à donner à mes sentiments un tourséraphique. Plus une femme parlait à mon imagination, plus je m’astreignais à mettremes ardeurs comme à la porte de moi-même. Séduire sans fléchir fut ma religion, monsport d’élection, le double verbe qui animait mon existence.Retenir mes élans me procurait tant d’extases que je ne voyais d’épanouissement véritable que dans l’incomplétude, dans une frustration porteuse d’espérance. Je rêvaisd’une relation asymptotique où ma trajectoire et celle de ma bien-aimée se seraientdirigées l’une vers l’autre sans nous mener dans le même lit. Alors j’aurais été titulaired’une passion perpétuelle.La bizarrerie de mes aspirations et de ma conduite, qui m’apparaît à présent, étonneramoins lorsque j’aurai dit de quel homme ma famille est issue. Ce personnage à la destinéeextraordinaire inspire depuis trois siècles à ceux qui ont hérité de son nom de singulierscomportements.Je m’appelle