Faut-il se fier à sa propre raison ?
Sapere aude, « ose te servir de ta propre raison » : telle était la devise des Lumières selon Kant. Plutôt que de se soumettre passivement au prestige d'un maître ou à l'autorité de la chose jugée, ose examiner par toi-même ce qu'on te soumet, n'accepte rien sans preuve et défie-toi particulièrement de ce qu'on tente de t'imposer comme étant une évidence indiscutable. Ici, la raison se pose comme étant la seule « pierre de touche » (pour reprendre une autre expression kantienne) à même de distinguer le savoir indubitable, et le préjugé cachant mal l'insuffisance de ses fondements – comme l'orpailleur se sert d'une telle pierre pour différencier en un instant l'or véritable du faux. Ne te fie qu'à ta propre raison, n'admets comme vrai que ce que ta raison pourra reconnaître comme tel ; c'est-à-dire aussi : méfie-toi des raisons de croire ceci plutôt que cela, lorsqu'elles te sont fournies toutes prêtes par d'autres. Si je ne dois me fier qu'à ma propre raison, et non à celle d'autrui, c'est précisément parce qu'autrui a pu lui-même se tromper, prendre un préjugé pour un savoir, une erreur pour une vérité. Mais voilà : au moment où il s'est trompé, autrui lui-même n'a-t-il pas accordé plus de confiance à sa raison qu'à celles des autres ? Les aurait-il écoutés davantage, peut-être se serait-il épargné un égarement pénible. Toute la difficulté vient ici de ce que chacun de nous est lui-même l'autre des autres : s'il faut se méfier des autres parce qu'ils peuvent se tromper, c'est alors que je suis moi-même capable d'erreur. Ainsi, lorsque je prétends n'écouter que ma raison, lorsque je prétends que j'ai raison de dire ce que je dis, serais-je le seul et fût-ce contre la terre entière, ne ferais-je pas mieux de m'ouvrir aux raisons d'autrui, et d'accepter qu'on m'apporte la contradiction ? Ne faudrait-il pas mieux, en d'autres termes, me méfier de ma propre raison autant que de celle des autres, sinon davantage ? La question