Flaubert, l'education sentimentale, écriture d'invention (partie 3, chap.1)
Les hostilités durèrent encore toute la nuit. A quelques heures du jour, la femme aux bandeaux poussa la porte de sa maison. La pièce était sombre et humide, éclairée par une petite bougie. La femme s’avança jusqu’à la table et les deux chaises de bois vermoulu qui formaient presque l’unique mobilier de la maison. La première chaise était occupée par une jeune fille assoupie qui sursauta à son arrivée :
__ « Mère! Où étais-tu? »
La femme hissa son lourd panier jusque sur la table et s’affaissa sur la seconde chaise. Elle poussa un soupir et regarda sa fille.
__ « Oh Anne, je t’en prie ne gueule pas comme ça », aboyât-elle lasse.
Anne ne pouvait se taire. Sa mère était partie depuis la veille au soir. Plusieurs fois, grand-mère, sortant de son apathie, avait questionné la pauvre Anne qui ne savait pas où se trouvait sa mère.
__ « Ah, j’oubliais! Tu as couché la vieille? » demanda la mère. La jeune fille hocha la tête en direction d’une méchante paillasse au fond de la pièce, dans la pénombre. La vieille y était recroquevillée comme un petit animal. Elle semblait morte plutôt qu’endormie.
__ « Pauvre grand-mère, elle n’a presque rien avalé depuis deux jours. Je suis sortie ce matin chercher de quoi la nourrir. La bonne Mme Bouvard m’a donné un morceau de pain. Les émeutiers avaient dévalisés les commerces du quartier.
A ce mot d’émeutier, la mère se redressa sur sa chaise et ses yeux s’illuminèrent, elle en oublia la fatigue qui l’empoignait et fut prise d’une irrésistible envie de raconté sa participation à la victoire de la République.
__ « Eh bien sache que ta mère y était », claironna-t-elle. Anne porta sur elle un regard interrogateur. « Oui,