Les gommes alain robbe-grillet
Dans la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d'eau gazeuse ; il est six heures du matin. Il n'a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu'il fait. Il dort encore. De très anciennes lois règlent le détail de ses gestes, sauvait pour une fois du flottements des intentions humaines ; chaque seconde marque un pur mouvement : un pas de côté, la chaise à trente centimètres, trois coups de torchon, demi-tour à droite, deux pas en avant, chaque seconde marque, parfaitement, égale, sans bavure.
Trente et un. Trente-deux. Trente-trois. Trente-quatre. Trente-cinq. Trente-six. Trente-sept. Chaque secondes à sa place exacte. Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne1 d'erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu'ils puissent être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement l'ordonnance idéale, introduire ça et là, leur œuvre : un jour, au début de l'hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et monstrueux. Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d'être déverrouillée, l'unique personnage présent en scène n'a pas encore recouvré² son existence propre. Il est l'heure où les douze chaises descendent des tables de faux marbres où elles viennent de passer la nuit. Rien de plus.
Un bras machinal remet en place le décor. Quand tout est prêt, la lumière s'allume...
1. cerne : ce qui entoure 2. recouvré :