Mors
Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant,
Noir squelette laissant passer le crépuscule.
Dans l'ombre où l'on dirait que tout tremble et recule,
L'homme suivait des yeux les lueurs de la faulx.
Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux
Tombaient ; elle changeait en désert Babylone,
Le trône en échafaud et l'échafaud en trône,
Les roses en fumier, les enfants en oiseaux,
L'or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux.
Et les femmes criaient : - Rends-nous ce petit être.
Pour le faire mourir, pourquoi l'avoir fait naître ? -
Ce n'était qu'un sanglot sur terre, en haut, en bas ;
Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats ;
Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre ;
Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre
Un troupeau frissonnant qui dans l'ombre s'enfuit ;
Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit.
Derrière elle, le front baigné de douces flammes,
Un ange souriant portait la gerbe d'âmes.
Extrait du commentaires : Introduction. Mors est l'avant-dernier poème du livre Pauca meae, dans Les Contemplations. Hugo l'a composé en 1854, onze ans après la disparition tragique de sa fille. Avec le temps, sa douleur s'est apaisée; mais il interroge maintenant le lugubre infini de la tombe. L'idée de la mort est symbolisée par une faucheuse, dont le poète évoque la puissance malfaisante, avant de faire apparaître l'image de l'ange qui recueille les âmes. Le poème. La faucheuse (vers 1 à 5). Sans préambule, Hugo décrit l'hallucination née dans son imagination de visionnaire : la mort lui est apparue sous la forme d'une faucheuse au milieu d'un champ. L'ombre crépusculaire donne à cette vision fantastique des profondeurs indéfinies (on dirait que tout tremble et recule) qu'éclairent les lueurs de la faux. Trois personnages se distinguent dans ce clair-obscur : au premier plan, la faucheuse; puis l'homme, qui est le symbole de l'humanité