Mur du son
« Celui qui se transforme en bête se délivre de la douleur d'être un homme. »
Samuel Johnson
- Vous pouvez commencer.
Ses grands yeux azur plantés dans les miens ne laissent aucun doute. Il prend tranquillement place dans son fauteuil de bourreau, et m'invite à débuter, de sa grosse voix virile, impassible.
Sur ces quelques mots, bien qu’anodins, il vient de prononcer ma mise à mort. Me voici seul, devant vingt-quatre personnes, sans aide extérieure, ne pouvant compter que sur moi-même et mes trois valeureux mois de travail.
C’est le jour J, le jour de mon exposé oral sur la révolution française. Oui, j’ai travaillé sur ce sujet. Oui, je peux le réciter les yeux fermés. Oui, mon miroir a eu le privilège de voir mes entraînements en avant-première (j’étais même allé jusqu’à coller des têtes en papier pour m’imaginer entouré de monde). J’ai tout prévu. Un nouveau virus informatique, dévoreur de Powerpoint, un saut d'humeur de mon ordinateur, ou une chute dans les escaliers, me précipitant dans la salle de classe, me tapant la tête contre une marche et me retrouvant à l’hôpital avec une commotion cérébrale… Je me trouve à côté du pupitre, en chair et en os, obligé de faire un compte rendu oral de mes mois de travail ardu sur cette macabre révolution.
Le professeur semble me faire une fleur : il décroche son regard du mien pour contrôler sa feuille d’absence. Une lueur d’espoir ? Je saute sur l’occasion, je porte mon attention sur mes notes, j’évite soigneusement au passage de regarder mes chers et tendres camarades, je veux me laisser une chance. Pourtant, il est bien écrit dans les objectifs qu’un bon orateur doit regarder son public lorsqu’il effectue sa présentation orale. Gros hic, je ne suis pas un bon orateur. Tant pis si je perds quelques malheureux points, je les gagne en fluidité, du moins je l’espère.
Je les imagine déjà, assis sereinement sur leur siège. Ils occupent leurs mains, ils gardent constamment un œil sur moi.