Rebecca daphne du maurier
Livre qui devint un film réalisé par Alfred Hitchcock 26 chapitres
CHAPITRE I
J'ai rêvé l'autre nuit que je retournais à Manderley.
J'étais debout près de la grille devant la grande allée, mais l'entrée m'était interdite, la grille fermée par une chaîne et un cadenas. J'appelai le concierge et personne ne répondit ; en regardant à travers les barreaux rouillés, je vis que la loge était vide.
Aucune fumée ne s'élevait de la cheminée et les petites fenêtres mansardées bâillaient à l'abandon. Puis je me sentis soudain douée de la puissance merveilleuse des rêves et je glissai à travers les barreaux comme un fantôme. L'allée s'étendait devant moi avec sa courbe familière, mais à mesure que j'y avançais, je constatais sa métamorphose : étroite et mal entretenue, ce n'était plus l'allée d'autrefois. Je m'étonnai d'abord et ce ne fut qu'en inclinant la tête pour éviter une branche basse que je compris ce qui était arrivé. La nature avait repris son bien, et, à sa manière insidieuse, avait enfoncé dans l'allée ses longs doigts tenaces. Les bois toujours menaçants, même au temps passé, avaient fini par triompher. Ils pullulaient, obscurs et sans ordre sur les bords de l'allée. Les hêtres nus aux membres blancs se penchaient les uns vers les autres, mêlant leurs branches en d'étranges embrassements et construisant au-dessus de ma tête une voûte de cathédrale. Et il y avait d'autres arbres encore, des arbres dont je ne me souvenais pas, des chênes rugueux et des ormes torturés qui se pressaient joue à joue avec les bouleaux, jaillissant de la terre en compagnie de buisson monstrueux et de plantes que je ne connaissais pas.
L'allée n'était plus qu'un ruban, une trace de son ancienne existence (le gravier aboli) gagnée par d'herbe, la mousse et des racines d'arbres qui ressemblaient aux serres des oiseaux de proie. Je reconnaissais çà et là, parmi cette jungle, des buissons, repères d'autrefois : c'étaient des plantes gracieuses et