ARGUMENTATION : LES POLÉMIQUES LITTÉRAIRES (I) François RABELAIS : Gargantua (1534) Avant de raconter les aventures du géant Gargantua, fils de Grandgousier roi des Dipsodes, RABELAIS (1483-1553) met en garde son lecteur : qu’il ne se laisse pas prendre au piège d’un texte apparemment destiné à son seul divertissement. 1 Buveurs très illustres, et vous vérolés très précieux, — car c’est à vous, non aux autres, que je dédie mes écrits —, Alcibiade, dans un dialogue de Platon intitulé Le Banquet, faisant l’éloge de son précepteur Socrate1, sans conteste le prince des philosophes, déclare entre autres choses qu’il est semblable aux silènes. Les Silènes étaient jadis de petites boites, comme celles que nous voyons à présent dans les boutiques des apothicaires, sur lesquelles étaient peintes des figures drôles et frivoles : harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes batées, boucs volants, cerfs attelés, et autres figures contrefaites à plaisir pour inciter les gens à rire (comme le fut Silène2, maître de Bacchus). Mais à l’intérieur on conservait les drogues fines, comme le baume, l’ambre gris, la cardamome, la civette, les pierreries et autres choses de prix. Alcibiade disait que Socrate leur était semblable, parce qu’à le voir du dehors et à l’évaluer par l’aspect extérieur, vous n’en auriez pas donné une pelure l’oignon, tant il était laid de corps et d’un maintien ridicule, le nez pointu, le regard d’un taureau, le visage d’un fou, le comportement simple, les vêtements d’un paysan, de condition modeste, malheureux avec les femmes, inapte à toute fonction d’État ; et toujours riant, trinquant avec chacun, toujours se moquant, toujours cachant son divin savoir. Mais en ouvrant cette boite 3, vous y auriez trouvé une céleste et inappréciable drogue : une intelligence plus qu’humaine, une force d’âme merveilleuse, un courage invincible, une sobriété sans égale, une égalité d’âme sans faille, une assurance parfaite, un détachement incroyable à l’égard de tout