Zola - la bete humaine
Emile Zola
La Bête humaine (Chapitre 5) – La personalité de la machine
Dans le vaste hangar fermé, noir de charbon, et que de hautes fenêtres pous-siéreuses éclairaient, parmi les autres machines au repos, celle de Jacques se trouvait déjà en tête d’une voie, destinée à partir la première. Un chauffeur du dépôt venait de dégager le foyer, des escarbilles rouges tombaient dessous, dans la fosse à piquer le feu. C’était une de ces machines d’express, à deux essieux cou- plés, d’une élégance fine et géante, avec ses grandes roues légères réunies par des bras d’acier, son poitrail large, ses reins allongés et puissants, toute cette logique et toute cette certitude qui font la beauté souveraine des êtres de métal, la pré- cision dans la force. Ainsi que les autres machines de la Compaignie de l’Ouest, en dehors du numéro qui la désignait, elle portait le nom d’une gare, celui de
Lison, une station du Cotentin. Mais Jacques, par tendresse, en avait fait un nom de femme, la Lison, comme il disait, avec une douceur caressante.
Et c’était vrai, il l’aimait d’amour, sa machine, depuis quatre ans qu’il la conduisait. Il en avait mené d’autres, des dociles et des rétives, des courageuses et des fainéantes ; il n’ignorait point que chacune avait son caractère, que beau- coup ne valaient pas grand-chose, comme on dit des femmes de chair et d’os ; de sorte que, s’il l’aimait celle-là, c’était en vérité qu’elle avait des qualités rares de brave femme. Elle était douce, obéissante, facile au démarrage, d’une marche régulière et continue, grâce à sa bonne vaporisation. On prétendait bien que, si elle démarrait avec tant d’aisance, cela provenait de l’excellent bandage des roues et surtout du réglage parfait des tiroirs ; de même que, si elle vaporisait beaucoup avec peu de combustible, on mettait cela sur le compte de la qualité du cuivre des tubes et de la disposition heureuse de la chaudière. Mais lui savait qu’il y avait autre chose, car