L'ouvrier déchu
Je n’ai jamais prétendu changer le monde, ni même rêvé de le faire. Je ne fais pas partie de ceux qui passent leurs vies à entretenir courageusement l’espoir héroïque de changer la face des choses, la face des gens. Certains rêvent d’institutions, d’autres de grandes découvertes. Certains consument leurs vies entières en direction d’un but grandiose ou quelconque. La création engendre la création, tout comme la découverte appelle à être approfondie. Bien heureux semble être le premier homme qui foule les terres inconnues d’un nouveau champ de recherche mathématique. Bien enthousiaste celui qui sème les graines d’un projet politique de grande ampleur. Mais là où commence une nouvelle bataille commence aussi un nouvel infini. Socrate, en s’insurgeant contre les sophistes, ouvrait en son temps une porte vers un mode de pensée nouveau, et vers une discipline qui n’a jamais cessé de hanter les grands esprits depuis lors (« l’amour de la sagesse »). Einstein, bien plus proche de nous, posa le pied si loin dans l’inconnu avec la théorie des quanta qu’il fait rêver des générations entières de physiciens, tous désireux d’approfondir son œuvre.
Une horde de questions surgissent : qui mettra un terme à cette chaîne de connaissances toujours renouvelée ? Qui pourra, un jour, de son vivant, se retourner vers ce qu’ont construit ses semblables et dire calmement : « soyez tranquilles, nous avons terminé notre tâche ». Quelle est donc cette folie qui pousse les hommes à ne jamais se satisfaire de leurs accomplissements ? Peut-être tout simplement un réflexe naturel. Car nous savons tous que la création est ce mécanisme continu dans lequel certains trouvent le sens à leur existence. Le transfert de connaissances et la jouissance d’ouvrir une porte vers l’inconnu, de passer le relais aux générations futures font vivre bon nombre de nos pairs. Moi, j’ai peur de ce transfert, car j’ai peur de l’inconnu. Je ne l’aime pas.