L Aire Du Muguet Extrait 3
Parcours n°1 : « Nouvelles de la passion amoureuse »
Texte n°3 : L’aire du Muguet, Michel Tournier, in Le Coq de bruyère, 1978. (Extrait 3 - fin)
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L’usage aurait voulu que Gaston lave le véhicule une fois sur deux. C’est ainsi que les choses se passent dans toutes les équipes de routiers. Mais c’était presque toujours Pierre qui prenait l’initiative d’un lavage, et Gaston se laissait voler son tour avec philosophie. Visiblement ils n’avaient la même esthétique et la même hygiène ni pour eux-mêmes, ni pour leur outil de travail.
Ce jour-là Gaston musardait sur le siège du véhicule tandis que Pierre dirigeait sur la carrosserie un jet d’eau d’une raideur assourdissante qui hachait les rares répliques échangées par la fenêtre ouverte.
— Tu crois pas que t’en as assez mis ? demanda Gaston.
— Assez mis quoi ?
— De l’huile de bras. Tu te crois dans un institut de beauté ?
Pierre sans répondre arrêta le jet et sortit d’un seau une éponge ruisselante.
— Quand on s’est mis en équipe, j’ai bien compris que les poupées, porte-bonheur, décalques et tout ce que les gars accrochent à leur bahut, ça te plaisait pas, reprit Gaston.
— Non, t’as raison, approuva Pierre. Je trouve que ça va pas avec le genre de beauté du véhicule.
— C’est quoi, selon toi, ce genre de beauté ?
— C’est une beauté utile, adaptée, fonctionnelle, quoi. Une beauté qui ressemble à l’autoroute. Alors rien qui traîne, qui pendouille, qui sert à rien. Rien pour faire joli.
— Reconnais que j’ai tout de suite tout enlevé, y compris la belle môme aux cuisses nues à Védole qui faisait du patin sur la calandre.
— Celle-là, t’aurais pu la laisser, admit Pierre en reprenant son tuyau.
— Tiens, tiens, s’étonna Gaston. Monsieur devient plus humain ? Ça doit être le printemps. Tu devrais peindre des petites fleurs sur la carrosserie.
Pierre entendait mal dans le vacarme du jet fouettant la tôle.
— Quoi sur la carrosserie ?
— Je dis : tu devrais peindre des petites fleurs sur