Article critique « l’armée des ombres » de joseph kessel
Maylis de Kerangal
Une telle déflagration littéraire ne passe pas inaperçue. Il y a deux ans, Maylis de Kerangal avait déjà donné à entendre sa petite musique intrigante avec son roman Corniche Kennedy, dont le motif central consistait en des plongeons d'adolescents décidés à « coïncider avec tout ce qui respire ». Mais là, sursaut, propulsion, éclosion : Maylis de Kerangal s'impose, avec un roman déclamatoire au suspense haletant, qui s'entend avant de se lire, tant la langue y est musicale et tripale. On imagine bien la voix d'Alain Cuny, peut-être à cause des prénoms claudéliens des personnages : Sanche, Soren, Summer... Ou celle de Denis Lavant, qui traduirait à merveille la folie funambulesque et animale du livre.
Ecrit à rebours et plein d'allant, Naissance d'un pont s'entend d'abord au sens propre : venus de Chine, de Bobigny, du Kentucky ou de Russie, des hommes et des femmes font converger leurs solitudes pour travailler à la construction d'un pont autoroutier, dans la ville de Coca, encore timide mais décidée à devenir tentaculaire. Comme les adolescents de Corniche Kennedy, le chef de projet rêve de coïncider avec tout ce qui vibre : « Je ne veux pas du sabre de flamme, de faisceaux qui sculptent, d'ampoules qui appuient, toute cette saloperie de grandiloquence, les tours ne seront pas éclairées jusqu'au sommet afin qu'on puisse penser qu'elles se prolongent dans la nuit, le tablier sera un simple trait comme une ligne de fuite, on fera toucher les matières, le fleuve, la ville, la forêt... »
Sensible aux déviances qui se transforment en droiture, aux imperfections touchées par la grâce, à l'anonymat qui révèle les êtres au grand jour, Maylis de Kerangal propose une visite de chantier hors du commun, sans casque ni combinaison de protection. Attention aux escarbilles, étincelles, coups de foudre et chutes d'humeur : les têtes pensantes et les athlètes du béton sont des bombes à retardement dont le décompte intime cliquette