Après qu’on eut envoyé la lettre à madame la dauphine, monsieur de Clèves et monsieur de Nemours s’en allèrent. Madame de Clèves demeura seule, et sitôt qu’elle ne fut plus soutenue par cette joie que donne la présence de ce que l’on aime, elle revint comme d’un songe, elle regarda avec étonnement prodigieuse différence de l’état où elle était le soir d’avec celui où elle se trouvait alors ; elle se remit devant les yeux l’aigreur et la froideur qu’elle avait fait paraître à monsieur de Nemours, tant qu’elle avait cru que la lettre de madame de Thémines s’adressait à lui ; quel calme et quelle douceur avaient succédé à cette aigreur, sitôt qu’il l’avait persuadée que cette lettre ne la regardait pas. Quand elle pensait qu’elle s’était reproché comme un crime, le jour précédent, de lui avoir donné des marques de sensibilité que la seule compassion pouvait avoir fait naître et que, par son aigreur, elle lui avait fait paraître des sentiments de jalousie qui étaient des preuves certaines de passion, elle ne se reconnaissait plus elle-même. Quand elle pensait encore que monsieur de Nemours voyait bien qu’elle connaissait son amour qu’il voyait bien aussi que, malgré cette connaissance, elle ne l’en traitait pas plus mal en présence même de son mari, qu’au contraire elle ne l’avait jamais regardé si favorablement, qu’elle était cause que monsieur de Clèves l’avait envoyé quérir et qu’ils venaient de passer une après-dînée ensemble en particulier, elle trouvait qu’elle était d’intelligence avec monsieur de Nemours, qu’elle trompait le mari du monde qui méritait le moins d’être trompé, et elle était honteuse de paraître si peu digne d’estime aux yeux même de son amant. Mais, ce qu’elle pouvait moins supporter que tout le reste, était le souvenir de l’état où elle avait passé la nuit, et les cuisantes douleurs que lui avait causées la pensée que monsieur de Nemours aimait ailleurs et qu’elle était