SGANARELLE.- Je n’ai pas grande peine à le comprendre moi, et si tu connaissais le pèlerin [i] , tu trouverais la chose assez facile pour lui. Je ne dis pas qu’il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n’en ai point de certitude encore ; tu sais que par son ordre je partis avant lui, et depuis son arrivée il ne m’a point entretenu, mais par précaution, je t’apprends (inter nos,) que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d’Epicure [6] , en vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons [7] . Tu me dis qu’il a épousé ta maîtresse, crois qu’il aurait plus fait pour sa passion [8] , et qu’avec elle il aurait encore épousé toi, son chien, et son chat. Un mariage ne lui coûte rien à contracter, il ne se sert point d’autres pièges [9] pour attraper les belles, et c’est un épouseur à toutes mains [10] , dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud, ni de trop froid pour lui ; et si je te disais le nom de toutes celles qu’il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir. Tu demeures surpris, et changes de couleur à ce discours ; ce n’est là qu’une ébauche du personnage, et pour en achever le portrait, il faudrait bien d’autres coups de pinceau, suffit qu’il faut que le courroux du Ciel l’accable quelque jour : qu’il me vaudrait [11] bien mieux d’être au diable, que d’être à lui, et qu’il me fait voir tant d’horreurs, que je souhaiterais qu’il fût déjà je ne sais où ; mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose ; il faut que je lui sois fidèle [12] en dépit que j’en aie, la crainte en moi fait l’office du zèle, bride mes sentiments, et me réduit d’applaudir bien souvent [13] à ce que mon âme déteste. Le