La nouvelle heloise
Vous savez que la maison de Mme de Wolmar n’est pas loin du lac, et qu’elle aime les promenades sur l’eau. Il y a trois jours que le désœuvrement où l’absence de son mari nous laisse et la beauté de la soirée nous firent projeter une de ces promenades pour le lendemain. Au lever du soleil nous nous rendîmes au rivage ; nous prîmes un bateau avec des filets pour pêcher, trois rameurs, un domestique, et nous nous embarquâmes avec quelques provisions pour le dîner. J’avais pris un fusil pour tirer des besolets ; mais elle me fit honte de tuer des oiseaux à pure perte et pour le seul plaisir de faire du mal. Je m’amusais donc à rappeler de temps en temps des gros sifflets, des tiou-tious, des crenets, des sifflassons ; et je ne tirai qu’un seul coup de fort loin sur une grèbe que je manquai.
Nous passâmes une heure ou deux à pêcher à cinq cents pas du rivage. La pêche fut bonne ; mais, à l’exception d’une truite qui avait reçu un coup d’aviron, Julie fit tout rejeter à l’eau. « Ce sont, dit-elle, des animaux qui souffrent ; délivrons-les : jouissons du plaisir qu’ils auront d’être échappés au péril. » Cette opération se fit lentement, à contre-cœur, non sans quelques représentations ; et je vis aisément que nos gens auraient mieux goûté le poisson qu’ils avaient pris que la morale qui lui sauvait la vie :
Nous avançâmes ensuite en pleine eau ; puis, par une vivacité de jeune homme dont il serait temps de guérir, m’étant mis à nager, je dirigeai tellement au milieu du lac que nous nous trouvâmes bientôt à plus d’une lieue du rivage. Là j’expliquais à Julie toutes les parties du superbe horizon qui nous entourait. Je lui montrais de loin les embouchures du Rhône, dont l’impétueux cours s’arrête tout à coup au bout