Les Personnages De Romans
Texte 1 : L’ère du soupçon, Nathalie Sarraute (1956)
Le lecteur, en effet, même le plus averti, dès qu’on l’abandonne à lui-même, c’est plus fort que lui, typifie.
Il le fait – comme d’ailleurs le romancier, aussitôt qu’il se repose – sans même s’en apercevoir, pour la commodité de la vie quotidienne, à la suite d’un long entraînement. Tel le chien de Pavlov, à qui le tintement d’une clochette fait sécréter de la salive, sur le plus faible indice il fabrique des personnages. Comme au jeu des « statues », tous ceux qu’il touche se pétrifient. Ils vont grossir dans sa mémoire la vaste collection de figurines de cire que tout au long de ses journées il complète à la hâte et que, depuis qu’il a l’âge de lire, n’ont cessé d’enrichir d’innombrables romans.
Or, nous l’avons vu, les personnages, tels que les concevait le vieux roman (et tout le vieil appareil qui servait à les mettre en valeur), ne parviennent plus à contenir la réalité psychologique actuelle. Au lieu, comme autrefois de la révéler, ils l’escamotent.
Aussi, par une évolution analogue à celle de la peinture – bien qu’infiniment plus timide et plus lente, coupée de longs arrêts et de reculs – l’élément psychologique, comme l’élément pictural, se libère insensiblement de l’objet avec lequel il faisait corps. Il tend à se suffire à lui-même et à se passer le plus possible de support. C’est sur lui que tout l’effort de recherche du romancier se concentre, et sur lui que doit porter tout l’effort d’attention du lecteur.
Il faut donc empêcher le lecteur de courir deux lièvres à la fois, et puisque ce que les personnages gagnent en vitalité facile et en vraisemblance, les états psychologiques auxquels ils servent de support le perdent en vérité profonde, il faut éviter qu’il disperse son attention et la laisse accaparer par les personnages, et pour cela, le priver le plus possible de tous les indices, dont, malgré lui, par un penchant naturel, il s’empare pour fabriquer des