Liaisons dangereuses - Lettre V
La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont.
Savez-vous, vicomte, que votre lettre est d’une insolence rare, & qu’il n’a tenu qu’à moi de m’en fâcher ? mais elle m’a prouvé clairement que vous aviez perdu la tête, & cela seul vous a sauvé de mon indignation. Amie généreuse & sensible, j’oublie mon injure pour ne m’occuper que de votre danger ; & quelqu’ennuyeux qu’il soit de raisonner, je cède au besoin que vous en avez dans ce moment.
Vous, avoir la présidente Tourvel ! mais quel ridicule caprice ! Je reconnais bien là votre mauvaise tête, qui ne sait désirer que ce qu’elle croit ne pouvoir pas obtenir. Qu’est-ce donc que cette femme ? des traits réguliers si vous voulez, mais nulle expression : passablement faite, mais sans grâce : toujours mise à faire rire, avec ses paquets de fichus sur la gorge, & son corps qui remonte au menton ! Je vous le dis en amie, il ne vous faudrait pas deux femmes comme celle-là, pour vous faire perdre toute votre considération. Rappelez-vous donc ce jour où elle quêtait à saint-Roch, & où vous me remerciâtes tant de vous avoir procuré ce spectacle. Je crois la voir encore, donnant la main à ce grand échalas en cheveux longs, prête à tomber à chaque pas, ayant toujours son panier de quatre aunes sur la tête de quelqu’un, & rougissant à chaque révérence. Qui vous eût dit alors, vous désirerez cette femme ? Allons, vicomte, rougissez vous-même, & revenez à vous. Je vous promets le secret.
Et puis, voyez donc les désagréments qui vous attendent ! quel rival avez-vous à combattre ? un mari ! Ne vous sentez-vous pas humilié à ce seul mot ! Quelle honte si vous échouez ! & même combien peu de gloire dans le succès ! Je dis plus ; n’en espérez aucun plaisir. En est-il avec les prudes ? j’entends celles de bonne foi : réservées au sein même du plaisir, elles ne vous offrent que des demi-jouissances. Cet entier abandon de soi-même, ce délire de la volupté où le plaisir s’épure par son excès, ces biens de l’amour ne