Mesure et démure dans dom juan
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10 pages
Dans le Dom Juan de Molière, l'indécidabilité de la norme tient à la fois à la pluralité des valeurs exhibées et à la violence par laquelle les actants cherchent à les imposer. Il n'est peut-être pas de pièce de Molière où le « message » soit moins clair, moins constamment « suspendu », indiscernable à première lecture et plus encore à la réflexion. Cela fait sans doute tout l'intérêt du personnage de Dom Juan, d'emblée présenté comme une figure saisissante où s'allient les contraires, comme un « grand seigneur méchant homme[1] ». L'expression est un quasi-oxymore si on la rapporte à l'éthique glorieuse de l'héroïsme ancestral, dont les racines plongent dans l'Antiquité grecque et qui survit comme un modèle très exploité par la littérature classique, de La Princesse de Clèves aux tragédies, en passant par les Maximes de La Rochefoucauld. La simple mention de ces grandes œuvres fait saisir l'ampleur du problème, à la fois moral et social, qui affecte les repères de la « conscience » collective, du moins celle qui est dotée du pouvoir d'expression, les créateurs jouant le rôle de traducteurs-révélateurs des tensions qui « travaillent » le corps social pris dans son ensemble.
La norme aristocratique est ancienne, rappelons-le. Son modèle est grec. La qualification éthique se mêle de la situation sociale : l'échelle des valeurs fait des rois et des princes les modèles « naturels » de l'aretê, des esclaves ceux de la kakia. « Vertu » et « vice » s'identifient alors à noblesse et bassesse. Il n'est qu'à rappeler l'épisode très curieux de l'Iliade où Thersite, au fond porte-parole courageux des anonymes et des « petits » soumis à l'arbitraire et aux abus des « grands », est discrédité d'emblée comme un être à la fois « lâche » et « laid », qui « fait horreur surtout à Achille et Ulysse » (chant II), les héros les plus incontestables de l'univers homérique ! On ne peut imaginer, quand des êtres aussi dissemblables sont mis en présence, la moindre communication