MONTAIGNE
MONTAIGNE : Essais (1580)
Au lecteur
C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit, dès l'entrée, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ai nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. Je l'ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que1 m'ayant perdu (ce qu'ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs2, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive la connaissance qu'ils ont eue de moi. Si c'eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention3 et artifice: car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l'a permis. Que si j'eusse été entre4 ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t'assure que je m'y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n'est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain5. Adieu donc. De Montaigne, ce premier de mars mille cinq cent quatre-vingt.
Montaigne, Essais, I,1, 1580, orthographe modernisée.
1. A ce que : afin que
2. Conditions et humeurs : traits de caractère, goûts.
3. Contention : application.
4. Que j'eusse été entre : Si j'avais vécu parmi.
5. Vain : vide.
QUESTIONS SUR LE TEXTE DE MONTAIGNE :
1. Quels sont les mouvements du texte ? Justifie le découpage de chacune de tes parties en les résumant par une courte phrase.
2. A qui Montaigne s’adresse-t-il précisément ? Quel terme révèle clairement qu’il s’agit d’un avertissement ?
3. A qui Montaigne ne s’adresse-t-il pas ? Pourquoi ?
4. De quelle manière Montaigne s’adresse-t-il au lecteur ?
5. Relève dans le texte les