Texte 1 Montaigne
Or je trouve, pour en revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en ce peuple, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas conforme à ses usages ; à vrai dire, il semble que nous n’ayons d’autres critères de la vérité et de la raison que l’exemple et l’idée des opinions et des usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, le parfait gouvernement, la façon parfaite et accomplie de se comporter en toutes choses. Ils sont sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits de la nature, d’elle-même et de son propre mouvement, a produits : tandis qu’à la vérité ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. C’est dans ces créations spontanées que sont vivantes et vigoureuses les vraies – et les plus utiles et les plus naturelles – vertus et propriétés, que nous y ayons abâtardies et que nous avons adaptées au plaisir de notre goût corrompu. Et pourtant la saveur même et la délicatesse sont, à notre goût, excellentes, et dignes des nôtres, dans divers produits de ces contrées-là qui ne sont pas cultivées. Rien ne justifie que l’artifice soit plus honoré que notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tellement surchargé la beauté et la richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l’avons complètement étouffée. Il n’en reste pas moins que partout où sa pureté resplendit, elle fait extraordinairement honte à nos vaines et frivoles entreprises, Et le lierre pousse mieux de lui-même, L’arbousier croît plus beau dans les antres isolés, Et les oiseaux chantent plus suavement sans aucun artifice. Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à décrire le nid du moindre oiselet, son agencement, sa beauté et son utilité, ni même la toile de la chétive araignée. Toutes choses, dit Platon, sont produites par la nature ou par le hasard, ou par l’artifice ; les plus