L'avare molière
[Harpagon, vieillard d'une avarice extrême, est veuf et veut épouser la jeune Mariane que son fils Cléante aime en secret. Pour réaliser ce mariage, Harpagon a recours à une entremetteuse, Frosine, qui le flatte pour en obtenir de l'argent.]
FROSINE. — Voilà de belles drogues(1) que des jeunes gens, pour les aimer ! Ce sont de beaux morveux, de beaux godelureaux(2) , pour donner envie de leur peau ! et je voudrais bien savoir quel ragoût(3) il y a à eux !
HARPAGON. — Pour moi, je n'y en comprends point, et je ne sais pas comment il y a des femmes qui les aiment tant.
FROSINE. — II faut être folle fieffée. Trouver la jeunesse aimable ! est-ce avoir le sens commun ? Sont-ce des hommes que de jeunes blondins ? et peut-on s'attacher à ces animaux-là ?
HARPAGON. — C'est ce que je dis tous les jours, avec leur ton de poule laitée et leurs trois petits brins de barbe relevés en barbe de chat, leurs perruques d'étoupe(4), leurs hauts-de-chausses(5) tout tombants et leurs estomacs débraillés.
FROSINE. — Eh ! cela est bien bâti auprès d'une personne comme vous ! Voilà un homme cela ! Il y a là de quoi satisfaire à la vue, et c'est ainsi qu'il faut être fait et vêtu pour donner de l'amour.
HARPAGON. — Tu me trouves bien ?
FROSINE. — Comment ! vous êtes à ravir, et votre figure est à peindre. Tournez-vous un peu, s'il vous plaît. Il ne se peut pas mieux. Que je vous voie marcher. Voilà un corps taillé, libre et dégagé comme il faut, et qui ne marque aucune incommodité.
HARPAGON. — Je n'en ai pas de grandes, Dieu merci : II n'y a que ma fluxion(6) qui me prend de temps en temps.
FROSINE. — Cela n'est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez grâce à tousser.
HARPAGON. — Dis-moi un peu : Mariane ne m'a-t-elle point encore vu ? n'a-t-elle point pris garde à moi en passant ?
FROSINE. — Non. Mais nous nous sommes fort entretenues de vous. Je lui ai fait un portrait de votre