l'homme est il un animal ?
Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J'aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un choisit ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s'écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l'homme s'en écarte souvent à son préjudice. C'est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l'un et l'autre pût très bien se nourrir de l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'était avisé d'en essayer. C'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort ; parce que l'esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait.
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité entre les hommes (1755), première partie.
Une lecture immédiate et trop rapide du texte donnerait à penser que Rousseau s’en tient à une simple distinction de l’homme et de l’animal. En fait, ce texte est beaucoup plus complexe qu’il ne le parait. Rousseau cherche à fonder cette distinction sur la liberté dans le but de montrer que seul l’homme a une destination morale - même si bien souvent il fait le contraire. Le projet de Rousseau est donc de montrer que l’homme seul est responsable de son inhumanité : ni Dieu, ni la nature ne sont en cause. Ainsi si l’homme chute dans le mal, ce n’est qu’un effet pervers de sa liberté, de sa raison, de sa volonté. Le texte commence par une définition de l’animal, « une