Candide
Enfin tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum3, chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres ; c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé selon les lois du droit public4. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs ; d'autres à demi brûlées criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares ; et les héros abares l'avaient traité de même. Candide toujours marchant sur des membres palpitants, ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac5, et n'oubliant jamais mademoiselle Cunégonde.
VOLTAIRE, Candide, chapitre III (« Comment Candide se sauva d'entre les Bulgares, et ce qu’il advint » Extrait 1),