Goncourt Manette Salomon Le Canot
Manette Salomon (1867),
Paris, Gallimard, 1996, p. 182-183.
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On goûtait la journée, la fatigue, la vitesse, le plein air libre et vibrant, la réverbération de l’eau, le soleil dardant sur la tête, la flamme miroitante de tout ce qui étourdit et éblouit dans ces promenades coulantes, cette ivresse presque animale de vivre que fait un grand fleuve fumant, aveuglé de lumière et de beau temps.
Des paresses, par instants, prenaient le canot qui s'abandonnait au fil du courant. Et lentement, ainsi que ces écrans où tournent les tableaux sous les doigts d'enfants, se déroulaient les deux rives, les verdures trouées d'ombre, les petits bois margés d'une bande d'herbe usée par la marche des dimanches ; les barques aux couleurs vives noyées dans l'eau tremblante, les moires remuées par les yoles attachées, les berges étincelantes, les bords animés de bateaux de laveuses, de chargements de sable, de charrettes aux chevaux blancs. Sur les coteaux, le jour splendide laissait tomber des douceurs de bleu velouté dans le creux des ombres et le vert des arbres ; une brume de soleil effaçait le Mont-Valérien ; un rayonnement de midi semblait mettre un peu de Sorrente au Bas-Meudon. De petites îles aux maisons rouges, à volets verts, allongeaient leurs vergers pleins de linges étincelants.
Le blanc des villas brillait sur les hauteurs penchées et le long jardin montant de Bellevue.
Dans les tonnelles des cabarets, sur le chemin de halage, le jour jouait sur les nappes, sur les verres, sur la gaieté des robes d'été. Des poteaux peints, indiquant l'endroit du bain froid, brûlaient de clarté sur de petites langues de sable ; et dans l'eau, des gamins d'enfants, de petits corps grêles et gracieux, avançaient, souriants et frissonnants, penchant devant eux un reflet de chair sur les rides du courant.
Souvent aux petites anses herbues, aux places de fraîcheur sous les saules, dans le pré dru d'un bord de l'eau, l'équipage se débandait