Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, l’abbé Prévost, 1751
"Je ne suis pas étonné que ce roman, dont le héros est un fripon et l'héroïne une catin [...] plaise, parce que toutes les mauvaises actions du héros [...] ont pour motif l'amour, qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse."
Montesquieu "Mémoires"
Introduction : Scène de rencontre, de première vue entre des Grieux et Manon Lescaut. Pour autant, il ne s'agit pas scène de la première vue de Manon, qui a déjà été décrite par le narrateur au tout début du roman, dans des termes aussi élogieux que ceux de des Grieux. La différence entre les deux descriptions réside dans le fait que celle que donne des Grieux n’est pas seulement une description de la jeune fille, mais également la description d’un « innamoramento » qui permet, par ricochet, de décrire aussi le jeune homme. Nous avons donc une narration à la première personne (récit dans le récit principal) qui fait que la scène décrite l’est de façon partiale, même si plusieurs plans se superposent dans la narration : le narrateur-personnage, dans cette scène, raconte sa rencontre en tant que personnage plus jeune avec Manon, avec, toutefois le recul du personnage qui a vieilli et qui, entre-temps a vécu avec Manon des aventures qui devraient modifier son point de vue. Ainsi tente-t-il, dans ce passage, de restituer la naïveté avec laquelle il a rencontré Manon pour la première fois, tout en ayant, en tant que narrateur, une forme d’ironie envers cette ancienne version de son « moi » ; pourtant, ce faisant, il dévoile une naïveté rémanente et indécrottable.
On verra ainsi comment l’utilisation d’un narrateur personnage qui raconte a posteriori sa rencontre avec Manon permet de créer un discours narratif à double niveau, qui dévoile, d’un côté, volontairement, la naïveté du jeune homme, mais également, inconsciemment cette fois, celle de Des Grieux narrateur, dont l’effort de lucidité ne parvient pas à masquer un