II LA 10 Semprun
Il1 avait tourné les talons en m’accompagnant jusqu’au châlit2 de Maurice Halbwachs3.
— Dein Herr Professor, avait-il chuchoté, kommt heute noch durch’s Kamin.4
J’avais pris la main de Halbwachs qui n’avait pas eu la force d’ouvrir les yeux. J’avais senti seulement une réponse de ses doigts, une pression légère : message presque imperceptible.
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Le professeur Maurice Halbwachs était parvenu à la limite des résistances humaines. Il se vidait lentement de sa substance, arrivé au stade ultime de la dysenterie5 qui l’emportait dans la puanteur. Un peu plus tard, alors que je lui racontais n’importe quoi, simplement pour qu’il entende le son d’une voix amie, il a soudain ouvert les yeux. La détresse immonde, la honte de son corps en
10 déliquescence6 y étaient lisibles. Mais aussi une flamme de dignité, d’humanité vaincue mais inentamée. La lueur immortelle d’un regard qui constate l’approche de la mort, qui sait à quoi s’en tenir, qui en a fait le tour, qui en mesure face à face les risques et les enjeux, librement : souverainement. Alors, dans une panique soudaine, ignorant si je puis invoquer quelque Dieu pour accompagner
15 Maurice Halbwachs, conscient de la nécessité d’une prière, pourtant, la gorge serrée, je dis à haute voix, essayant de maîtriser celle-ci, de la timbrer comme il faut, quelques vers de Baudelaire. C’est la seule chose qui me vienne à l’esprit.
Ô mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre…
Le regard de Halbwachs devient moins flou, semble s’étonner.
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Je continue de réciter. Quand j’arrive à
… nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons,7 un mince frémissement s’esquisse sur les lèvres de Maurice Halbwachs.
Il sourit, mourant, son regard sur moi, fraternel.
1. Un kapo
2. Cadre du lit sur lequel on pose le sommier.
3. Professeur de sociologie déporté pour acte de résistance.
4. « Aujourd’hui ton professeur s’en va par la cheminée »
5. Maladie infectieuse