Nous sommes au mois de juillet 1873. Le restaurant Magny reçoit foule pour l’un de ses fameux dîners littéraires ; Gustave Flaubert est l’un de ses plus illustres convives. Au fil d’une causerie, les protagonistes, messieurs Hubert et Chevreuil, viennent à débattre de la poésie. Les deux hommes se sont rencontrés il y a de çà six mois, et se fréquentèrent déjà au cours de quatre dîners et de deux salons. S’ils partagent de nombreux points de vue, la question de la poésie les divise sans conteste aucune. Le premier, farouche défenseur du genre poétique, soutient qu’elle permet d’exprimer avec magnificence les expériences personnelles du poète. L’autre, indigné par la place que prend la poésie face au roman dans l’univers littéraire de l’époque, la vilipende et la pointe du doigt comme un travestissement, voire une trahison de cette même expérience. Le débat commence à prendre de l’ampleur.

Chevreuil – Mais enfin mon cher, soyons sérieux ! Admettez que la poésie n’est qu’illusion ! Plutôt que de narrer les choses simplement telles qu'elles ont eu lieu, telles qu’elles sont, cette manie qu’a le poète de travailler sur le langage pour obtenir une forme particulière – et superflue, dénature complètement la réalité des faits !

Hubert – Vous vous fourvoyez Chevreuil. Le travail sur le langage est un exercice que bien des romanciers devraient plus souvent appliquer afin d’enjoliver un tant soit peu leurs ouvrages. Quoi ? Parce que la poésie sonne juste, elle perdrait tout son sens ? Je ne vous entends pas.

Chevreuil, imperturbable – Le poète privilégie la sonorité, la longueur, les connotations, l’esthétique des mots plutôt que leur sens. Faire du sens un élément secondaire ! Impensable ! "Mangeons de cette fange : elle est fort bien cuisinée !" Comment pouvez-vous après cela affirmer que la poésie est capable de retranscrire quelque expérience personnelle ?

Hubert – Mais enfin, l’expérience personnelle ne peut être que sublimée par l’écriture poétique !