Ionesco
(texte 1)
Autour de 1940, les policiers sont rhinocéros. Les magistrats sont rhinocéros. Vous êtes le seul homme parmi les rhinocéros. Les rhinocéros se demandent comment le monde a pu être conduit par des hommes. Vous-même, vous vous demandez : est-ce vrai que le monde était conduit par des hommes ?
Comment faire pour regagner la France. Là, on peut encore se faire comprendre. On a l’impression finalement que ce désir même est coupable. C’est comme un péché de ne pas être rhinocéros. Mais les rhinocéros se battent entre eux. Des centaines de milliers de rhinocéros arrivent du nord, de l’est, de l’ouest. Toutes les armées sont des armées de rhinocéros. Tous les soldats des justes causes son des rhinocéros. Toutes les guerres saintes sont rhinocériques. La justice est rhinocérique. Les révolutions sont rhinocériques.
C’est comme si je me trouvais dans un autre temps et dans un autre espace. Une autre planète.
Voici un slogan rhinocérique, un slogan d’ »homme nouveau », qu’un homme ne peut comprendre : tout pour l’Etat, tout pour la Nation, tout pour la Race. Cela me paraît monstrueux, évidemment.
Ionesco, « Préface pour Rhinocéros »
(texte 5)
En 1938 l’écrivain Denis de Rougemont se trouvait en Allemagne, à Nuremberg, au moment d’une manifestation nazie. Il nous raconte qu’il se trouvait dans une foule compacte attendant l’arrivée d’Hitler. Les gens donnaient des signes d’impatience lorsque l’on vit apparaître, tout au bout d’une avenue et tout petits dans le lointain, le Führer et sa suite. De loin, le narrateur vit la foule qui était prise, progressivement, d’une sorte d’hystérie, acclamant frénétiquement l’homme sinistre. L’hystérie se répandait, avançait avec Hitler, comme une marée. (…) . Denis de Rougemont sentait, en lui-même, cette rage qui tentait de l’envahir, ce délire qui « l’électrisait ». Il était tout prêt à succomber à cette magie, lorsque quelque chose monta des profondeurs de son être et résista à