Les passeurs de liberte
Le chef se tenait dans l'ombre, tassé sur un fauteuil en retrait de la fenêtre basse, et devant lui le soleil oblique traçait comme une flèche sur la table du cabaret. Puebla, en parlant, agitait des mains tavelées qui brisaient la pointe de lumière. Il retint ses mots au passage de deux marins et attendit qu'ils soient installés au fond de la salle pour reprendre, à voix basse, le cours de la conversation. Il repoussa son verre et se pencha vers l'avant, les bras posés sur le bois auréolé de vin. De temps à autre, il cherchait à croiser le regard de l'homme qui lui faisait face, mais les paupières masquaient, en une fraction de seconde, le moindre éclat. Puebla se forçait à parler lentement pour maîtriser l'accent cantabrique, évitait de hérisser son discours de mots espagnols comme d'autant de récifs, bien qu'il sache que son interlocuteur maîtrisait le castillan et entendait le catalan. — C'est la troisième fois, en moins d'un mois, que la douane se dirige droit sur les marchandises et les hommes lestés de notre contrebande. Plus rien ne passe, toutes nos ruses sont déjouées. La côte est à l'affût de Granville à Cherbourg : les mailles du filet sont tellement serrées que même l'eau a du mal à couler... Presque tout ce que nous avions caché sur le vapeur a été saisi dès le débarquement. Aux dernières nouvelles, Chandol, Lenoir et Renaud ont été amenés dans l'arrière-pays, à Saint-Lô- et dorment en prison. Le chef l'approuva d'un mouvement de la tête, depuis son obscurité. — On m'en avait déjà informé. M. Falle attendait sur le quai pour prendre le navire en sens inverse. Il a tout vu, la ruée des gabelous, l'arrestation des nôtres. Il m'a assuré qu'au moins ils n'avaient pas été molestés. Qu'est-ce que tu penses exactement? Qu'on nous trahit, que tout est écrit d'avance? Puebla avait navigué sur tous les océans du monde, toutes les mers, Aral et Balaton