Rousseau et les carnassiers
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« Tu me demandes, disait Plutarque, pourquoi Pythagore s'abstenait de manger de la chair des bêtes ; mais moi je te demande au contraire quel courage d'homme eut le premier qui approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui brisa de sa dent les os d'une bête expirante, qui fit servir devant lui des corps morts, des cadavres et engloutit dans son estomac des membres qui, le moment d'auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient. Comment sa main put-elle enfoncer un fer dans le cœur d'un être sensible ? Comment ses yeux purent-ils supporter un meurtre ? Comment put-il voir saigner, écorcher, démembrer un pauvre animal sans défense ? Comment put-il supporter l'aspect des chairs pantelantes ? Comment leur odeur ne lui fit-elle pas soulever le cœur ? Comment ne fut-il pas dégoûté, repoussé, saisi d'horreur, quand il vint à manier l'ordure de ces blessures, à nettoyer le sang noir et figé qui les couvrait ? […] Voilà ce qu'il dut imaginer et sentir la première fois […] qu'il eut faim d'une bête en vie, qu'il voulut se nourrir d'un animal qui paissait encore, et qu'il dit comment il fallait égorger, dépecer, cuire la brebis qui lui léchait les mains […] Voyez quelle affluence de biens vous environne! Combien de fruits vous produit la terre! Que de richesses vous donnent les champs et les vignes! Que d'animaux vous offrent leur lait pour vous nourrir et leur toison pour vous habiller! Que leur demandez-vous de plus ? Et quelle rage vous porte à commettre tant de meurtres, rassasiés de biens et regorgeant de vivres ? Pourquoi mentez-vous contre votre mère en l'accusant de ne pouvoir vous nourrir ? Comment avez-vous le cœur de mêler avec leurs doux fruits des ossements sur vos tables, et de manger avec le lait le sang des bêtes qui vous le donnent ? […] Les animaux que vous mangez ne sont pas ceux qui mangent les autres : vous ne les mangez pas, ces animaux carnassiers, vous les imitez ; vous n'avez faim que des bêtes innocentes et douces qui ne font de mal à