Textes decriptif sti
Erasme, Eloge de la folie
L'erreur est énorme de faire résider le bonheur dans les réalités : il dépend de l'opinion qu'on a d'elles. Il y a tant d'obscurité, tant de diversité dans les choses humaines, qu'il est impossible d'en rien élucider, comme l'ont justement dit mes Académiciens1, « les moins orgueilleux des philosophes »; ou bien, si quelqu'un arrive à la connaissance, c'est bien souvent aux dépens de son bonheur.
L'esprit de l'homme est ainsi fait qu'on le prend beaucoup mieux par le mensonge que par la vérité. Faites-en l'expérience; allez à l'église quand on y prêche. S'il est question de choses sérieuses, l'auditoire dort, bâille, s'embête. Que le crieur (pardon, je voulais dire l'orateur), comme cela est fréquent, entame un conte de bonne femme, tout le monde se réveille et se tient bouche bée. De même, s'il y a quelque saint un peu fabuleux et poétique, à la façon de saint Georges, de saint Christophe ou de sainte Barbe2, vous verrez venir à lui beaucoup plus de dévots qu'à saint Pierre, à saint Paul ou même au Christ. Mais ces choses-là n'ont rien à faire ici.
Qu'un tel bonheur coûte peu ! Les moindres connaissances, comme la grammaire, s'acquièrent à grand'peine, tandis que l'opinion se forme très aisément; et elle contribue tout autant au bonheur et même bien davantage. Tel homme se nourrit de salaisons pourries, dont un autre ne pourrait supporter l'odeur; puisqu'il y goûte une saveur d'ambroisie, qu'est-ce que cela fait à son plaisir? Par contre, celui à qui l'esturgeon donne des nausées n'y peut trouver aucun agrément. Une femme est laide à faire peur, mais son mari l'égale à Vénus; c'est tout comme si elle était parfaitement belle. Le possesseur d'un méchant tableau, barbouillé de cinabre et de safran3, le contemple et l'admire, convaincu qu'il est d'Apelle ou de Zeuxis4; n'est-il pas plus heureux que celui qui aura payé très cher une peinture de ces artistes et la regardera peut-être