Dans quelle mesure la fiction littéraire est-elle capable de convaincre et de persuader le lecteur ?
" Aussi en l'estude que je traitte, de nos moeurs et mouvemens : les tesmoignages fabuleux, pourveu qu'ils soient possibles, y servent comme les vrais. Advenu ou non advenu, à Paris ou à Rome, à Jean ou à Pierre, c'est tousjours un tour de l'humaine capacité : duquel je suis utilement advisé par ce récit " [1]. Dans cette addition manuscrite au chapitre " De la force de l'imagination ", on reconnaît le programme insolite que Montaigne s'assigne dans les Essais : accueillir dans l'enquête tout type de témoignage au nom du " possible " et de l'enrichissement que le récit apporte à la science morale en général. C'est dire que si entreprise heuristique il y a, elle n'est pas corrélée à une séparation objective du vrai et du faux, à une distinction a priori de la fable et de l'histoire par exemple, mais répond aux ressources spécifiques de l'essai et à l'acte herméneutique très particulier qui le fonde. Il faut donc partir d'un cadre qui, loin de se prétendre fictif, se place d'entrée sous le régime de la " bonne foi ", ce qui ne l'empêche pas d'être gagné par un " processus de fictionalisation " [2]. Mais qu'est-ce à dire exactement chez Montaigne ? Ou plutôt, qu'en est-il de la " fiction " dans les Essais ? Pour éviter l'anachronisme, il convient d'abord de rappeler ce que recouvre la notion à l'époque, et de repérer ce qui se donne pour tel dans le texte.
Attesté dans la langue à partir du XIIIème siècle, le terme " fiction " est issu de fingere, et concerne l'activité des fictores, potier, sculpteur, poète, bref de ceux qui composent à partir d'une matière[3]. Cette acception qui met l'accent sur la fabrication se double du second sens qu'a fini par prendre fingere, celui d' " inventer ", d' " imaginer ", qui explique que le poète créateur de mythes, comme Homère, soit le fictor par excellence. Les Stoïciens, les Pères de l'Eglise puis les Néo-platoniciens soumettent ces fictions poétiques à une lecture