L’amitié est un étrange sentiment, qui nous signale à nous-même en nous intéressant à autrui. Cette singularité de l’amitié est d’autant plus sensible lorsqu’elle s’oppose aux modes de vie et de pensée qui menacent l’individu dans son intégrité physique et morale. Francesco Alberoni avait déjà remarqué cette force de résistance : « C’est dans l’amitié que l’on échappe aux forces dépersonnalisantes des institutions et que l’on évite d’être enseveli dans la masse. La cellule des amis est à l’abri de la promiscuité du groupe. Physiquement, ils sont présents et à la merci des puissances aliénantes, mais ils réussissent toujours à s’isoler par l’esprit ». Cette réflexion a le mérite de dégager précisément le rôle de l’amitié comme solidarité défensive. Nous verrons, en relisant l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, Les Faux-Monnayeurs d’André Gide et En attendant Godot de Beckett, que l’amitié a le mérite de signaler le caractère dramatique d’une existence menacée, qu’elle est à la fois une protection et une parade face aux menaces qui pèsent toujours sur l’individu, même en temps de paix. Mais l’amitié elle-même est-elle indemne des rapports de force ?
C’est peut-être dans l’œuvre la plus moderne du programme, écrite en 1948-1949 et créée en 1953 au théâtre de Babylone, que l’oppression est la plus sensible. Même si elle n’est identifiable que par quelques indices, la deuxième guerre mondiale pèse de toute son horreur sur une pièce parfois qualifiée d’apocalyptique. Les deux personnages principaux, Vladimir et Estragon, clochards métaphysiques, « se serrent les coudes », s’entraident, se soutiennent. Vladimir le rappelle à son partenaire au début de l’acte I : « Tu ne serais plus qu’un petit tas d’ossements à l’heure qu’il est, pas d’erreur ». Cette solidarité face à une existence dépareillée et menacée est aussi nécessaire dans l’univers souvent oppressant des Faux-Monnayeurs, un roman écrit après la Grande Guerre, donc gagné par l’angoisse, atteint par la