L'argument décisif utilisé par le bon sens contre la liberté consiste à nous rappeler notreimpuissance. Loin que nous puissions modifier notre situation à notre gré, il semble que nous ne puissions pas nous changer nous-mêmes. Je ne suis « libre » ni d'échapper au sort de ma classe, dema nation, de ma famille, ni même d'édifier ma puissance ou ma fortune, ni de vaincre mes appétitsles plus insignifiants ou mes habitudes. Je nais ouvrier, Français, (...) tuberculeux. L'histoire d'unevie, quelle qu'elle soit, est l'histoire d'un échec. Le coefficient d'adversité des choses est tel qu'il faut des années de patience pour obtenir le plus infime résultat. Encore faut-il « obéir à la nature pour la commander », c'est-à-dire insérer mon action dans les mailles du déterminisme. Bien plus qu'il ne parait « se faire », l'homme semble « être fait » par le climat et la terre, la race et la classe, lalangue, l'histoire de la collectivité dont il fait partie, l'hérédité, les circonstances individuelles de son enfance, les habitudes acquises, les grands et les petits événements de sa vie.Cet argument n'a jamais profondément troublé les partisans de la liberté humaine : Descartes, le premier, reconnaissait à la fois que la volonté est infinie et qu'il faut « tâcher à nousvaincre plutôt que la fortune ». C'est qu'il convient ici de faire des distinctions ; beaucoup des faitsénoncés par les déterministes ne sauraient être pris en considération. Le coefficient d'adversité deschoses, en particulier, ne saurait être un argument contre notre liberté, car c'est par nous, c'est-à-dire par la position préalable d'une fin, que surgit ce coefficient d'adversité. Tel rocher, quimanifeste une résistance profonde si je veux le déplacer, sera, au contraire, une aide précieuse si jeveux l'escalader pour contempler le paysage. En lui-même - s'il est même possible d'envisager cequ'il peut être en lui-même - il est neutre, c'est-à-dire qu'il attend d'être éclairé