Cette grandeur de Don Quichotte apparaîtra plus nettement au moindre déplacement de l'intention parodique de l'auteur vers son propos politique. Car les pérégrinations du personnage seraient seulement ridicules si le monde qu'il parcourt était exempt lui-même de folie. Mais la déraison de ce temps est d'un autre acabit, qui fait du chevalier l'apôtre obstiné d'un Idéal désormais dépassé. Comme le note Georg Lukács, avec Don Quichotte, "la sublimité devient folie" parce que cette sorte d'être ne peut s'exprimer dans le monde qu'à travers des aventures inadéquates. Dans un autre cadre, confronté à la réalité palpable de ses démons, et patronné par une idéologie de l'Esprit – religieuse ou autre –, Don Quichotte serait un héros épique. Mais il n'est ici que problématique – c'est-à-dire romanesque – puisque porteur de valeurs qualitatives dans un monde inauthentique voué, lui, aux valeurs marchandes. L'imagination est donc cette force par laquelle Don Quichotte s'arme chevalier dans des "temps calamiteux" : du coup, sans se départir jamais de l'ironie qui peut accabler son personnage, ni de cette distance avec son œuvre qui lui souffle d'authentifier un Sidi Ahmed Benengeli comme véritable auteur, Cervantes multiplie les voix plurielles, les registres opposés, bref, toute une écriture proprement baroque qui enrichit considérablement l'une et l'autre et évite de conclure. En ce sens, rien n'est moins apologétique que Don Quichotte : le lecteur aura toujours la possibilité de conforter sa raison dans les avanies qui couvrent le personnage de ridicule; il pourra tout aussi bien le plaindre de ses infortunes ou partager ses colères, puisque telle est, semble-t-il, sa vraie force. Mais jamais on ne pourra clairement déterminer la part prise par telle ou telle conviction d'ordre idéologique dans la conduite de la narration : d'une page à l'autre, les avis peuvent se trouver contradictoires, les personnages se mettent à revêtir des aspects inattendus, comme s'il importait