Faute
La seconde fût que j’avais mal vécu la mort de mon oncle.
La tierce… Il n’y en avait pas, dans le fond.
Chaque jour, c’était plus de vingt paires de pompes que je cirais, le plus souvent c’était ces chaussures beaucoup trop chères qui vous serrent les pieds au point que le petit orteil vire au mauve. Celles qui, lorsque vous les retirez, vous procurent un réel soulagement. Je me postais là, chaque jour, au coin de la 73e rue et de l’avenue Colombus. Je croisais des centaines de personnes trop pressés pour sourire, pour faire attention à ce qui les entourait, pour un signe de tête qui signifierait « une bonne journée, monsieur ». La plupart du temps, les gens n’aimaient pas la conversation, ils restaient pendus à leur téléphone portable, s’énervaient parce que le dernier dossier n’avait pas été envoyé à temps, parce que la baby-sitter était, une fois de plus, indisponible ce soir. Face à eux j’avais ce sentiment de liberté qu’ils ne comprendront sans doute jamais. Sentiment qui se fait rare, à présent. Ne rien devoir à personne, aller où mes pieds me portent, penser, chanter ce que je voulais. Voilà ce qu’était ma religion. Jamais, jamais, je n’ai envié un de ces hommes d’affaire habillé de la tête au pied de soie, leurs yeux encadrés de lunettes noires rectangulaires, leur mallette à la main, courant sans cesse contre le temps. Je m’interrogeais souvent sur leurs vies personnelles, je me demandais s’ils imaginaient vraiment leurs vies ainsi, étant gamins, s’ils étaient heureux de leur boulot, de leur femme, de leurs simples satisfactions personnelles.
Comme chaque jour, je me postais à mon coin de rue, ma brosse à cirer d’une main, mon pot à cirage de l’autre. Le moment où j’avais le plus de clients, était souvent le soir. Beaucoup repartait chez eux, un bouquet de fleurs à la main pour, sans doute, se faire racheter de leur retard habituel, d’autres allait dîner avec leur patron, et d’autre encore,