Gigantisme dans gargantua
Rire des nombres : Grandgousier enfourne dans son saloir trois cent soixante-sept mille et quatorze boeufs « pour estre à mardy gras saliez » et servir de hors-d'oeuvre au printemps; Gargamelle dévore seize muids, deux bussars et six tupins de tripes; Gargantua mobilise « dix et sept mille neuf cens treize vaches de Pautille et de Brehemond pour l'alaicter ordinairement », et son habit d'enfant doit vider plus d'une boutique de marchand drapier : « Pour son pourpoinct furent levées huyt cens treize aulnes de satin blanc... »
Rire communicatif : au moment de laisser repartir Toucquedillon, Grandgousier le charge d'un « collier d'or pesant sept cens deux mille marcz », et Rabelais oublie que Toucquedillon n'est point géant. L'arrivée de Gargantua à Paris permet au conteur d'exploiter cette veine sans vergogne; importuné par la foule, le bon géant facétieux arrose allégrement les populations et perpètre du même coup un véritable génocide : « ... il en noya deux cens soixante mille quatre cens dix et huyt, sans compter les femmes et petits enfants »; dénombrement parodique qui, pas plus que la Bible, ne tient compte des non-mâles; mais aussi fascination pour les disproportions du monde qui font parfois de l'homme une bien petite chose; le rire trouve sa part dans ces énormes entassements de fourmis où l'homme se voit réduit à un chiffre.
Le géant nous donne la bonne mesure des choses : si les cloches de Notre-Dame peuvent servir « de campanes au coul de sa juinent », c'est qu'un bourdon pour gros qu'il soit n'est pas un phénomène digne de notre admiration; notre estime a mieux à faire qu'à s'attacher à la taille d'un objet. Prétexte à rire, le géant est aussi prétexte à réfléchir, et le plaisir des nombres n'a pas toujours la naïveté