Le peseur d'âme d'andré maurois
J’ai longtemps hésité avant d’écrire ce récit. Je sais qu’il étonnera ceux que j’ai le plus aimés et qu’à plusieurs d’entre eux il déplaira. Quelques-uns douteront de ma bonne foi, les autres de mon bon sens. J’aurais moi-même pensé comme eux si, des faits que je vais raconter, je n’avais été le spectateur accidentel et rebelle. De leur apparente absurdité, je suis tellement conscient que je n’en ai jamais parlé à mes confidents les plus intimes. Si je me décide aujourd’hui à rompre le silence, c’est que je ne me reconnais pas le droit de laisser détruire après ma mort le seul objet témoin de cet étrange rêve.
Je demande à ceux qui me liront, avant de rejeter comme invraisemblables les théories du docteur James, de se souvenir de ce que je crois avoir été l’extrême prudence de mon esprit. J’ai eu, comme tous les hommes, mes passions et mes faiblesses ; j’ai essayé de sauver mon jugement. En science, en métaphysique, en politique, et même dans ma vie sentimentale, je me suis attaché à ne jamais prendre mes désirs pour des preuves. Je suis loin d’y avoir toujours réussi, mais peut-être, de ce souci de mesure, me sera-t-il tenu compte au moment où je vais avoir besoin de tant de crédit.
Le second argument en ma faveur est celui-ci les faits que je décris sont surprenants, mais ils sont de telle nature qu’il n’est pas impossible de les vérifier. Quelques expériences simples que tout physicien, biologiste ou médecin peut aisément refaire, montreront que les théories de James, si même on les tient pour absurdes, étaient fondées sur des observations réelles. Pourquoi n’ai-je pas moi-même continué ces expériences? Pourquoi ne les ai-je pas fait connaître après sa mort? J’ai quelque peine à l’expliquer. Je crois que la timidité l’emporta, et une naturelle répugnance à m’occuper de certaines questions. Les circonstances avaient fiait de moi un écrivain, non un savant. Je n’avais à ma disposition ni hôpital, ni laboratoire, j’hésitais à entrer en rapport