Pierre Macherey : “Canguilhem et la philosophie”
La réserve était, chez Canguilhem, davantage encore qu’un trait de caractère, une attitude d’esprit, une position assumée en conscience, sans concession. C’est ce qui explique que, en considérant que cela ne concernait au fond que lui, il se soit ingénié à rendre quasiment invisibles les traces du cheminement qui l’avait amené à devenir, dans le courant des années cinquante, celui que le colloque qui lui avait été consacré en 1990 avait désigné sous l’appellation de « philosophe, historien des sciences », qui concentrait la singularité exceptionnelle de son statut à l’intérieur de la scène intellectuelle française de l’époque, propre à quelqu’un qui, en faisant de l’histoire des sciences, pratiquait la philosophie, et ceci à part entière. Pour qui l’a découvert au moment où la forme inimitable de concentration dans le travail de la pensée qu’il pratiquait avait atteint sa pleine dimension et faisait de lui une référence incontournable, la révélation de ses écrits de jeunesse constitue une expérience particulièrement troublante : cette révélation ne fait pas apparaître, en tant que professeur ou penseur, un autre personnage que celui qu’on connaissait ou qu’on croyait connaître, mais quelqu’un qui, tout en étant le même, ne l’est cependant pas tout à fait, se présentant tel qu’en lui-même son devenir l’a fait persévérer, sans le faire renoncer à certains choix fondamentaux qui avaient été les siens dès le départ. On pourrait voir là une application de la thèse deleuzienne selon laquelle c’est la répétition, et elle seule, qui est authentiquement créatrice de différence, et comme telle innovante, ce qui brouille l’opposition catégorielle du même et de l’autre et bloque la possibilité de les composer dialectiquement.
En vue d’interpréter ce phénomène déroutant, on pourrait être tenté de voir dans ce Canguilhem de jeunesse, qui était largement inconnu jusqu’ici, le précurseur, sous les deux espèces du « déjà » et du «