Société et roman
Quand on étudie comment les sociétés vivent, s’expriment dans le romanesque, il faut d’abord se garder de tout sociologisme. Nul roman, même l’œuvre de Balzac, ne donne du social une image innocente ou totale. La description sociologique due aux romanciers dépend du statut idéologique des groupes sociaux qu’ils mettent en scène. Stendhal se distingue d’un romancier “ romantique ” par la lucidité avec laquelle il montre que tout groupe social important a sa mythologie, qui lui donne des forces pour s’opposer à un autre. “ Moderne épopée bourgeoise, faite pour exprimer le conflit de la poésie du cœur et de la prose des rapports sociaux ” : ainsi Hegel, dans son Esthétique , définit-il le roman. Or, pour Hegel, la mission du romanesque était précisément de faire apparaître comme nécessaire la réconciliation de cette poésie individuelle et de cette prose sociale : individu et société doivent aller dans le même sens, celui d’une histoire en progrès. C’est cet objectif de conciliation du Je et du Nous qu’aura poursuivi le roman du temps des Lumières, de La Vie de Marianne à Wilhelm Meister en passant par Robinson Crusoé. Cet idéal romanesque, qui correspond à un idéal politique, est anéanti dès le début du XIXe siècle. Le roman va montrer au contraire que la civilisation industrielle rend tragiquement incompatibles le “ poétique ” et le “ social ”. Puis les grands romanciers du XXe siècle (Proust, Joyce, Virginia Woolf, Alfred Döblin, Dos Passos, Faulkner) dénonceront l’aspect le plus oppressif, le plus inhumain de cette civilisation des machines et du négoce : le temps des horloges, qui détruit la durée nécessaire à l’expansion des consciences. Mais cette fragmentation inhumaine du “ temps humain ” avait pour une large part déterminé l’apparition du roman-feuilleton, genre destiné en effet, comme l’observe Lévi-Strauss (Mythologiques , III), à des couches sociales vouées à la quotidienneté par le machinisme. Si toutefois le feuilleton, par